Léa Clermont-Dion: l'espoir en bandoulière

Amélie Hubert-Rouleau

2025-02-02T14:00:00Z

J’ai rencontré Léa Clermont-Dion au matin d’une journée de dédicaces bien chargée, pendant le Salon du livre de Montréal. Attablées devant nos lattés crémeux dans un petit café de Saint-Lambert, nous avons échangé sur le pouvoir des mots, du dialogue et de l’écoute active pour bâtir une société plus juste.

• À lire aussi: Les 9 meilleurs livres à lire cet hiver

• À lire aussi: Libido en veille? Cette nouvelle tendance serait l’arme secrète pour éveiller le plaisir

• À lire aussi: Les 8 tendances jeans qui seront partout en 2025

À voir et à entendre parler l’autrice et réalisatrice de son engagement contre les violences sexuelles, une certitude s’installe: c’est une question viscérale pour Léa. Cette lutte s’inscrit jusque dans ses tripes. D’ailleurs, le plus récent documentaire de celle qui est aussi chercheuse affiliée au Centre d’études sur l’apprentissage et la performance de l’Université Concordia s’intitule La peur au ventre. Celui-ci s’intéresse à la montée des groupes antiavortement chez nos voisins du Sud, depuis l’invalidation de l’arrêt Roe v. Wade en juin 2022. Plus que tout, elle se questionne sur les répercussions de cette montée au Canada et chez nous, au Québec.

En septembre dernier, Léa a aussi publié aux Éditions Cardinal l’essai Salut, ça va? Dialoguer pour prévenir les violences sexuelles, dans lequel elle s’adresse plus spécifiquement aux jeunes hommes. Elle y vulgarise les concepts de consentement, de culture du viol et de masculinité toxique dans un format ludique et accessible.

Publicité

Moi et l’autre

«Chez les jeunes, il y a une banalisation des violences. Les mots n’ont plus d'impact, remarque-t-elle. On est dans un backlash du #MeToo. On a un peu perdu le nord, donc il faut se ramener ensemble. Je crois beaucoup en la jeunesse et en l'avenir, mais on ne peut pas les délaisser. C'est impossible.»

Depuis la publication de son livre La revanche des moches en 2014, Léa a donné plusieurs conférences dans les écoles secondaires. Elle a ainsi côtoyé beaucoup de jeunes. Dans le cadre de son travail à l’Université Concordia, elle chapeaute aussi une grande campagne sur la prévention des violences sexuelles dans les universités et cégeps au Québec.

Loin d’adopter un ton culpabilisant, Salut, ça va? est un ouvrage qui mise plutôt sur l’ouverture et l’empathie. «Comment on suscite l’empathie? Souvent, cela se fait par l’entremise de témoignages. C'est pour ça que Salut, ça va? en contient beaucoup; parce que ça sensibilise. Quel est l'impact de tel geste? On se met à la place de l'autre. Il faut être très concret. Qu'est-ce que ça fait de vivre telle ou telle situation?»

Quelques jours avant notre entrevue, j’ai appris que Salut, ça va? allait être adapté en ateliers interactifs pour sensibiliser les jeunes aux violences sexuelles, grâce au soutien financier de la Fondation Simple Plan. Ce groupe très populaire auprès des jeunes, qui a une fondation depuis 2005, a signifié vouloir aider Léa à sensibiliser les ados aux rapports égalitaires et au consentement. Dès janvier, l’autrice s’alliera donc avec l’organisation Ensemble pour le respect de la diversité, qui offrait déjà des ateliers sur différents enjeux dans les écoles, pour faire une différence dans la vie des jeunes.

Publicité

Au diable, le ressac!

Depuis toujours, Léa se fait un point d’honneur de tisser des liens entre le personnel et le collectif, l’intime et le politique. Pour elle, l’avancement de notre société et de notre culture passe par l’échange. «Le dialogue, c'est vraiment au cœur de ma démarche dans tout; que ce soit à l'université ou dans les documentaires. On est dans une société où le dialogue est très difficile. Comment le cultiver ailleurs que sur les réseaux sociaux?», s’interroge-t-elle.

«Il ne s’agit pas non plus d’édulcorer, d’euphémiser ou de banaliser les enjeux. Quand on est devant de la désinformation, par exemple, ce n’est pas possible de dialoguer. Il y a des limites à tout aussi, met-elle en garde. Quand on est dans la virulence et les attaques haineuses, c'est difficile de dialoguer.»

Depuis le début de sa carrière, Léa a malheureusement été la cible de ces envolées de haine à plusieurs reprises. Plus récemment, à la suite d’un commentaire déplacé de l’auteur-compositeur Stéphane Venne à son égard sur le réseau social X, une nouvelle vague de commentaires fielleux a déferlé sur le Web. A-t-elle craint davantage de «représailles» après avoir accepté d’être en couverture du magazine Clin d’œil? «Je suis fière et je ne me sens pas apeurée. S’il y a un ressac, je vais vivre avec. Ça fait partie du fait d’être une femme dans l’espace public et d’avoir des positions féministes, considère-t-elle. Ces temps-ci, il y a beaucoup de gens qui veulent qu’on se taise et qu’on se cache. Puis ça ne se passe pas!»

Publicité

La jeune trentenaire se surprend encore et s’indigne de la force de cette parole antiféministe qui circule sur les réseaux sociaux. «Quand je faisais mes débuts dans le militantisme, je n’aurais jamais pu penser qu’on en serait là aujourd'hui, en 2024, et qu’on reculerait autant. Quand des jeunes dans les écoles nous disent: “Le droit de vote est-il vraiment nécessaire pour les femmes?» ou encore “Andrew Tate [un influenceur et homme d’affaires masculiniste controversé], il est quand même bien pour telle ou telle raison”, on a du travail à faire.»

Quant à elle, Léa m’explique qu’à 33 ans, elle n’en a que faire des commentaires méprisants qui circulent sur ces forums entiers consacrés à dire qu’elle est indigne ou narcissique.

«Je trouve ça inacceptable que des femmes soient vilipendées, oppressées, méprisées, piétinées, injuriées plus que jamais. Là, il y a comme une libération de la parole qui est inquiétante. C’est pour ça qu’il faut résister en existant. Et résister en existant, c’est aussi être sur la couverture de Clin d’œil. C’est important.»

La force (inquiétante) du nombre

Après l’invalidation de l’arrêt Roe v. Wade en juin 2022, qui rendait l’avortement légal aux États-Unis depuis 1973, un instinct et un élan physique l’amènent à vouloir explorer l’impact de ce moment historique sur la société d’ici. C’est ce qu’elle a fait en réalisant La peur au ventre. «Je me suis dit: ça n’arrivera peut-être pas au Québec spécifiquement, mais les discours voyagent. J’ai vu comment les idéologies se propagent avec mon film Je vous salue, salope et aussi avec ma thèse de doctorat sur les discours masculinistes en ligne. Donc comment est-ce que ça peut nous affecter, nous?», poursuit-elle.

Publicité

Lorsqu’elle a commencé la création de son documentaire, Léa s’est demandé s’il y avait vraiment matière à faire un film. Puis, au fil du temps, elle a dû faire face à un constat: le mouvement antiavortement est bien vivant et gagne des adeptes. La réalisatrice a notamment participé à la March for Life à Washington, le rassemblement pro-vie le plus important aux États-Unis. Dans le film, on la voit silencieuse, sidérée devant la force du mouvement. «C’est une chose de l’analyser de loin, c’est une autre chose de le vivre physiquement. C’est une drôle d’expérience d’être entourée de 200 000 militants anti-avortement. Avec des jeunes, beaucoup de jeunes!», s’exclame-t-elle.

Plus près de chez nous, dans le cadre de son documentaire, elle a aussi assisté à la March for Life à Ottawa, une manifestation qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes s’inspirant de celle organisée chez nos voisins américains. Elle y a croisé Abby Johnson, activiste américaine et leader du mouvement pro-vie, qui scandait à qui voulait l’écouter que les Canadiens doivent se tenir debout face au «régime oppressif» qui permet encore aux femmes de se faire avorter librement. On apprend aussi que depuis 1988, l’année où l’avortement est devenu légal au Canada, 48 projets de loi ont été déposés à la Chambre des communes pour remettre en cause ce droit. Puis, une dernière manifestation, à Québec celle-là, qui oppose les deux factions aux convictions opposées – pro-avortement et anti-avortement –, dont Léa a filmé des images éloquentes pour la dernière partie de son film. À travers la création de La peur au ventre, Léa a non seulement été ébranlée par l’ampleur du mouvement anti-avortement, mais aussi par le fait que l’accès à l’avortement demeure inégal au Canada. «Pour les femmes marginalisées, ça peut être compliqué dans notre pays», déplore-t-elle.

Publicité

La genèse de son féminisme

Léa s’anime lorsqu’elle parle d’enjeux touchant le corps et l’intégrité des femmes. J’ai eu envie de lui demander ce qui a d’abord attisé l’ardeur du féminisme chez elle. Elle me raconte que, depuis son jeune âge, sa mère l’a sensibilisée aux enjeux politiques. L’indépendance d’esprit était de famille, puisque ses deux grands-mères se sont divorcées à une époque où c’était peu commun de le faire. Léa avoue avoir admiré leur liberté et leur façon de statuer haut et fort qu’elles n’avaient pas besoin d’un homme pour vivre.

Puis, alors qu’elle est en secondaire 2, elle entend à la radio de Radio-Canada une entrevue avec Françoise David, qui parlait de son parti féministe, Option citoyenne – qui allait éventuellement devenir Québec solidaire. Cet entretien donne à Léa l’envie de s’intéresser aux mouvements socio-féministes dans l’histoire. Elle écrit à Françoise David pour lui proposer de prendre un café. Celle-ci accepte et l’heure passée en sa compagnie change la vie de Léa.

L’écoute comme remède

En plus de Françoise David, Léa estime que Janette Bertrand fait aussi partie de ces figures rencontrées tout au long de son parcours qui l’ont grandement inspirée dans sa quête d’égalité et dans son féminisme.

En 2022, elle a même proposé un film sur cette grande dame du Québec, intitulé Janette et filles. «Janette m’a enseigné comment le fait d’être à l’écoute peut générer beaucoup de changements sociaux.» Ce n’est d’ailleurs pas anodin que la campagne de prévention des violences à caractère sexuel dirigée par Léa dans les universités et les cégeps s’appelle «On s'écoute». «Pour faire de l'éducation, il faut écouter. Ce n’est pas en déshumanisant l’autre qu’on peut le changer.»

Publicité

On compte aussi Louise Desmarais dans la «constellation d’influences féministes» qui guident Léa, des sortes de fées marraines de la lutte pour les droits des femmes. En faisant des recherches pour La peur au ventre, la réalisatrice a repéré la militante, qui a écrit un livre sur l’histoire de l’avortement au Québec. Elle a tellement eu un coup de cœur pour elle que tout le film s’articule autour de messages vocaux que Léa lui envoie au gré de son parcours. «Elle a de la poigne, elle est badass. Je voulais la faire connaître. Puis elle a été très émue par cette discussion virtuelle. C’est ma muse, tout simplement.»

«Rester vigilantes»

À la fin de La peur au ventre, Léa nous rappelle que ça ne prend qu’une crise – économique, politique ou religieuse – pour que les droits des femmes soient reconsidérés. Elle nous incite à demeurer vigilantes. Mais qu’est-ce que cela veut dire pour la réalisatrice? «Ça veut dire de surveiller ce qui se passe, de dénoncer lorsqu’il le faut, suggère-t-elle. Ça veut dire ne pas rester dans le statu quo.»

En plus de son militantisme qui se déploie sous forme documentaire, Léa considère l’écriture comme un autre espace qui lui permet d’exercer cette vigilance. «L'écriture est un repère de liberté face aux attaques, reprend-elle. On a longtemps dénigré l’écriture et le cinéma des femmes. L’universel masculin, il est temps que ça change. Parler, décrire et raconter l’intime des femmes, ça fait aussi partie de cette transformation sociale qu’on peut générer. Il y a un pouvoir dans les mots. Juste en disant les choses, on peut contribuer à faire trembler les colonnes du temps.»

Publicité

Miroir, miroir

Pendant longtemps, Léa a entretenu un rapport complexe avec son corps et son intimité. À l’adolescence, elle ne se trouvait pas belle. Elle a développé des troubles alimentaires et s’est fait hospitaliser pendant un mois à Sainte-Justine, à l’âge de 12 ans. Puis, à 17 ans, elle a été victime d’une agression par le journaliste Michel Venne, alors qu’elle était son assistante à l’École d’été de l’Institut du Nouveau Monde. «Quand je me suis fait agresser, ç’a eu un grand impact sur mon estime de soi en général; sur mes capacités tant intellectuelles que physiques, me confie-t-elle. Après l’agression, je le réalise aujourd’hui, j’ai eu plusieurs années à me trouver vraiment laide et à ne pas me sentir bien dans mon corps.» Depuis son procès contre Venne, dont elle raconte tout le processus dans Porter plainte – publié en 2023 –, elle a ressenti qu’un changement s’opérait dans sa perception d’elle-même. «Après le procès, après avoir été crue, j’ai constaté que toute cette démarche m’avait vraiment libérée et émancipée. Depuis ce temps-là, c’est drôle à dire, mais je suis très à l’aise. J’aime mon corps, je me trouve belle comme je suis.»

Une pour toutes...

Malgré la montée d’une parole antiféministe sur les réseaux sociaux, Léa estime que ceux-ci permettent aussi de générer une profonde solidarité. Elle a pu le constater récemment avec le mot-clic #BoucheOuverte, créé en appui à Léa, pour faire un pied de nez au commentaire de Stéphane Venne , qui critiquait une pose qu’elle prenait sur une photo de presse. «Je trouve qu’il y a une belle sororité et une belle solidarité en ce moment. Il y a une résistance qui s’organise, entre autres par l’entremise des prises de parole sur les réseaux sociaux. Les réseaux ont permis de rassembler les voix, notamment féministes.»

Publicité

Cette solidarité l’encourage beaucoup. Ses enfants, Elio et Nina, lui donnent également confiance en l’avenir. «Si je me sens déprimée, je n’ai pas vraiment le temps de l’être longtemps, parce qu’ils me ramènent à la vie.» Léa précise qu’elle fait beaucoup de choses en pensant à ses enfants; elle a même écrit Porter plainte en étant enceinte. «J’étais un peu moins douce avant, mais là, mes enfants m’obligent à me poser, note-t-elle. Je veux leur léguer l’espoir, des valeurs de justice sociale, d’entraide, de solidarité et, plus largement, la liberté d’être ce qu’ils veulent être.»

Au moment où j’écris ces dernières lignes, on commémore les 35 ans de la tuerie de l’École polytechnique de Montréal. La dernière phrase de Porter plainte résonne donc particulièrement en moi: «Nos corps sont un terrain de résistance.» À mon sens, Léa incarne dans son cœur et tout son être ce «terrain de résistance» par le grand courage dont elle fait preuve et son opiniâtreté à sensibiliser la population aux violences sexuelles. Le Québec est chanceux: Léa est là pour continuer de faire briller la flamme du féminisme en cette époque agitée.

À VOIR AUSSI: Les 7 sneakers qui domineront les tendances printemps-été 2025

 

Publicité

Sur le même sujet