Shina Novalinga: la magie d’être soi

Amélie Hubert-Rouleau

2025-04-18T17:55:00Z

Il y a quelque chose de magique en Shina Novalinga. Je l’ai ressenti tout de suite lorsque je l’ai rejointe, deux bubble teas (son obsession) à la main. Derrière ses magnifiques yeux marron brille une sorte de force tranquille. Une force nourrie, me semble-t-il, par la fierté d’être soi, dans tout ce que ça implique de parts d’ombre et de lumière.

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Cette force est aussi nourrie sans doute par son travail: sur ses plateformes (sous le pseudo @shinanova), elle fait découvrir différents aspects de la culture inuit au monde entier et le sensibilise à divers enjeux auxquels font face ses communautés. Ce n’est pas pour rien que la créatrice de contenu inuk a captivé 2 millions d’abonnés sur Instagram et plus de 4,4 millions sur TikTok.

Si une certaine nervosité émanait d’elle au début de notre entretien, Shina s’est confiée à moi d’une voix discrète et posée pendant plus d’une heure, m’offrant même le présent d’un touchant moment de vulnérabilité.

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Du Nunavik à la métropole

«J’ai grandi entourée de femmes, souligne Shina. Si ce n’était d’elles, je ne serais pas qui je suis aujourd’hui.» Sa mère, Kayuula, tombe enceinte à l’âge de 19 ans. Shina naît en 1998 à Puvirnituq, une petite communauté inuit du Nunavik, à l’ouest de la péninsule d’Ungava, dans le Nord-du-Québec. À l’époque, alors que sa mère étudie, c’est la mère et la sœur cadette de Kayuula qui prennent soin de la petite Shina, qui ne parle que l’inuktitut. Puis, à environ quatre ans, elle arrive à Montréal avec sa mère. L’adaptation à son nouvel environnement ne se fait pas sans difficulté; elle apprend l’anglais à la garderie et le français à l’école. À la maison, on parle donc trois langues. 

À la lumière de son histoire, qui l’a amenée dans un centre urbain, loin de son territoire inuit, j’ai eu envie de lui demander quelle est aujourd’hui sa relation à sa communauté. «Je me sens déconnectée, parce que je vis dans une grande ville, loin de chez moi. Mais je me trouve des façons de rester liée à mes origines: pratiquer les chants de gorge avec ma mère et l’art du perlage, déguster la nourriture de chez nous ou écouter la radio de Puvirnituq, par exemple.» Certes, elle n’est pas entourée de sa famille élargie, mais Shina trouve réconfortants ces gestes qui la rapprochent de ses racines.

Le moment présent, et rien d’autre

C’est justement le chant de gorge que Shina pratique avec sa mère qui a fait exploser ses réseaux sociaux et qui a contribué à la faire connaître aux quatre coins du globe. Cet art ancestral, pratiqué presque uniquement par des femmes dans les communautés inuit, s’exerce à deux. Les partenaires, placées face à face, produisent des sons gutturaux, rappelant les bruits de la nature et le cri des animaux. En 2020, pendant la pandémie, Shina publie une première vidéo dans laquelle elle chante avec Kayuula. Ce moment puissant capte l’attention de plusieurs milliers de personnes. Depuis, elle en a publié des dizaines d’autres.

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Le chant de gorge est un jeu d’aller-retour entre elle et sa maman. Elle s’abstient de trop réfléchir lorsqu’elle s’y adonne: «Je m’assure de garder le rythme et de jouer le jeu. Je suis ma mère, car c’est toujours elle qui mène le chant, précise-t-elle. Moins on est chacune dans notre tête, plus c’est magique, parce qu’on connecte réellement l’une à l’autre, dans le moment présent.» 

Sa mère l’invite à songer à leurs ancêtres et à avoir des pensées positives lorsqu’elles chantent. «Elle me fait me sentir assez à l’aise et confortable pour me permettre de faire des erreurs, rire de moi-même et m’amuser. Pratiquer le chant de gorge n’est pas quelque chose de formel, au contraire. Quand on en a envie, où qu’on soit, on chante, et c’est tout.» En 2021, Shina et sa mère ont d’ailleurs lancé un album ensemble, Mother & Daughter Throat Singing. Elles voient dans l’enregistrement de cet album une façon de préserver cette tradition. Il témoigne également de la passation de cet art d’une génération à l’autre et, surtout, du fort lien qui l’unit à sa mère.

Changer les mentalités, une publication à la fois

En 2021, Shina s’est fait tatouer le visage, une pratique traditionnelle chez les communautés inuit. Ce choix s’est avéré polarisant: il lui a amené son lot de commentaires désobligeants. À l’époque, la vingtenaire se souvient s’être sentie très blessée par ces regards et ces réactions déplaisantes. Mais ceux-ci l’ont éventuellement motivée à garder ses traditions bien en vie, justement parce qu’elles rendaient les gens aussi inconfortables. «C’est là que j’ai compris le pouvoir de mes tatouages, du chant de gorge et de la nourriture traditionnelle. Toutes ces traditions détiennent tellement de pouvoir qu’elles déclenchent des émotions fortes chez certaines personnes.»

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Shina a donc changé de perspective: la clé se trouvait dans l’ouverture, dans l’éducation. «Lorsqu’on entend ou qu’on voit quelque chose pour la première fois, on ne sait souvent pas comment réagir. Parfois, certaines personnes disent des choses par ignorance. Je me suis dit qu’elles allaient s’habituer.» La jeune femme explique qu’elle a d’ailleurs remarqué un changement réel dans l’attitude des gens par rapport à son contenu. «Lorsque j’ai publié ma première vidéo de chant de gorge, les gens n’étaient pas aussi ouverts qu’aujourd’hui. Cet art est souvent sexualisé à cause des sons qu’on produit. À l’époque, j’étais très nerveuse, j’avais vraiment peur qu’il mette les gens mal à l’aise. Mais au fil des années, j’ai réalisé que de plus en plus de gens sont conscients de l’existence de cette pratique et sont confortables par rapport à elle.»

À travers le contenu informatif des plateformes de Shina, des millions de personnes à travers le monde ont ainsi découvert les traditions inuit. «On ne réalise pas à quel point les réseaux sociaux peuvent être puissants. Lorsque je vois des commentaires négatifs, je l’interprète simplement comme un signe m’incitant à garder ma culture vivante. Ça démontre à quel point il reste du travail à faire.»

Pas à pas vers le futur

D’ailleurs, sur ses plateformes sociales, Shina parle régulièrement des enjeux de santé mentale affectant les communautés autochtones. C’est un sujet criant, qui la rejoint droit au cœur; elle a elle-même fait une tentative de suicide à l’automne 2022, alors qu’elle vivait une pé-riode de dépression.

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«Notre peuple souffre vraiment, me confie-t-elle. Nous agissons au jour le jour comme si tout était OK, mais en réalité, les gens de nos communautés sont tellement brisés, déconnectés et séparés les uns des autres. Plusieurs de nos familles sont fracturées, souffle-t-elle. Nous assistons à davantage de funérailles qu’autre chose. Chaque fois que je retourne à la maison, ce n’est pas pour m’amuser, mais parce que quelqu’un est décédé.»

En toute vulnérabilité, elle reconnaît qu’elle n’a pas de solution toute faite pour aider les personnes de sa communauté qui font face à ces troubles. «C’est tellement complexe, affirme-t-elle. Pour pouvoir arriver là où nous aimerions être, on doit vraiment creuser profondément et remonter dans le temps pour comprendre d’où ça vient.» Elle signale que les communautés tentent malgré tout de se maintenir à flot face à cette douleur intime qui frappe les jeunes et les moins jeunes. «Nous sommes encore dans un processus de guérison», dit-elle.

Pour aider à se réconcilier avec son passé et mieux vivre son présent, la jeune Inuk s’accroche à la conviction que les Autochtones et les Inuit doivent être mieux représentés dans tous les milieux de travail – celui de la santé, par exemple – et dans tous les types de postes, dont ceux de direction. L’autogouvernance est également cruciale pour Shina. «Nous avons toujours gouverné nos communautés de manière autonome, bien avant le colonialisme. Nous avions déjà notre propre système. Il fonctionnait, et c’est ainsi que nous avons survécu si longtemps. Je pense que si nous étions capables de gérer nous-mêmes entièrement nos communautés, cela nous aiderait à préserver notre culture, notre langue et nos valeurs.» 

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Le rire et le sens de l’humour de son peuple occupent aussi une place importante dans le processus de guérison et la résilience des communautés inuit. «J’ai fait le programme Nunavik Sivunitsavut (une formation postsecondaire d’un an sur l’histoire, la politique, la culture et la langue inuit et circumpolaires). J’avais des professeurs inuit, et ils me disaient qu’une des raisons pour lesquelles notre peuple avait survécu si longtemps, c’était parce qu’on riait beaucoup, qu’on aimait jouer les uns avec les autres et qu’on cultivait notre sens de la communauté. Je trouve ça tellement vrai! Je pense qu’on sous-estime le pouvoir de guérison de la joie et du rire. C’est un vrai remède.»

La mode, une fenêtre sur la diversité

L’industrie de la mode est, bien sûr, à ne pas négliger en tant qu’espace où offrir davantage de visibilité aux personnes issues des communautés autochtones. Et Shina a su y faire sa place, malgré les préjugés auxquels elle est encore confrontée dans le milieu. «Je pense à une compagnie avec laquelle j’ai travaillé qui ne voulait pas que je montre mes tatouages ou que je porte de la fourrure, parce que ça risquait de créer de la controverse. C’est fou! C’est tellement la base pour moi. En même temps, ils voulaient que je sois authentique. Alors j’ai mis mon pied à terre et j’ai poussé pour que ça soit possible.»

Shina se dit reconnaissante par rapport à ses clients, qui la soutiennent en tant que créatrice de contenu autochtone. Mais elle estime qu’il est important de faire résonner sa voix pour générer des changements dans ces espaces de décision, encore empreints de stéréotypes. 

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«Les Autochtones et les Inuit ont toutes sortes d’origines, de physiques, de couleurs de peau. Nous ne sommes pas un bloc monolithique. J’espère que nous pourrons observer une meilleure représentation de cette diversité.» La créatrice de contenu et mannequin est néanmoins ravie de constater l’arrivée sous les projecteurs de plus en plus de mannequins d’origine autochtone, comme Quannah ChasingHorse, qui se font engager autant pour des campagnes de marketing que pour des défilés sur les passerelles. «Nous prenons de plus en plus de place, et c’est vraiment inspirant. On peut faire tout ce qu’on désire! Aucun rêve n’est trop grand pour nous», lance-t-elle, la fierté dans la voix.

À bas les étiquettes

Le week-end avant ma rencontre avec Shina, j’ai eu la chance d’aller voir l’importante exposition dédiée à la documentariste, activiste et chanteuse abénakise Alanis Obomsawin au Musée d’art contemporain de Montréal. Je n’ai pas pu m’empêcher de voir des similitudes entre le travail de la cinéaste et celui de Shina: chacune d’elles, à sa façon, travaille à l’éveil des consciences en mettant en lumière les riches traditions et savoirs des communautés autochtones.

La jeune femme a également visité cette expo et a même eu la chance de rencontrer Mme Obomsawin. «J’aimerais être comme elle quand je vais être “plus grande”. Je me suis vue en elle, et elle en moi, donc c’était très spécial», se rappelle-t-elle. Shina admire sa gentillesse, son authenticité, sa passion pour son travail, mais aussi son refus des étiquettes. «J’adore le fait qu’elle fasse autant de choses différentes. Elle n’est pas seulement cinéaste; elle est aussi artiste, chanteuse, militante. Peut-être que c’est pour ça que j’ai autant aimé la rencontrer.» Shina précise qu’elle apprécie aussi la philosophie de l’artiste, selon qui il y a du bien en chaque personne. Il faut simplement le trouver et l’atteindre, un objectif rendu possible grâce au dialogue et à l’éducation, selon Alanis Obomsawin.

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En terminant notre entretien, je demande à Shina ce qu’elle aimerait qu’on retienne à propos de sa communauté. «Nous sommes beaucoup plus que les stéréotypes qu’on véhicule à notre sujet. Nous vivons dans des maisons ordinaires, pas dans des igloos. Certaines personnes me posent encore cette question, dit-elle en souriant doucement. Nous payons nos impôts... Les gens pensent que non, ce qui me semble fou.»

«J’espère que lorsque les gens me regardent, ils ne me voient pas seulement comme une femme inuit ou comme une Autochtone; je suis un être humain, comme tout le monde», conclut-elle.

Quelques jours après ma rencontre avec Shina, je me suis demandé si elle n’avait pas, en fait, quelque chose de plus qu’humain, à la façon dont elle a complètement envoûté l’objectif de notre photographe. En l’observant lors de la séance de photos qui allaient enjoliver les pages de cette entrevue, je me suis dit qu’il y a quelque chose de magique en Shina. Son naturel devant la caméra, sa façon de raconter qui elle est à travers son regard et de bouger en toute assurance m’ont, en effet, semblé presque surnaturels. Le fait que la jeune Inuk porte le prénom de la sœur de sa mère, décédée avant sa naissance, y serait-il pour quelque chose? Shina m’a confié que la raison pour laquelle elle était vivante était peut-être pour rendre hommage et honorer la mémoire de cette tante qu’elle n’avait jamais connue, une passionnée de maquillage et de beaux vêtements qui aurait justement adoré une journée comme celle-ci...

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